Numérique / Territoires

TNT : succès du démarrage et gâchis stratégique ? Décembre 2005

La qualité technique est au rendez-vous, les ventes supérieures aux prévisions. Le démarrage de la TNT est un succès. Un succès pour les vendeurs de matériel en tout cas.

Mais qu'en est-il des grands objectifs ?

En termes de contenus, c'était le projet d'apporter au plus grand nombre davantage de pluralisme, de diversité et de culture. Et moins d'un an après le lancement, l'ensemble des grands acteurs privés organise une fusion dans la télévision payante et la distribution qui fragilise les indépendants.

En termes de réseaux, l'enjeu des prochaines années pour la France, c'est de se doter de réseaux fixes et mobiles à très haut débit, couvrant le territoire, et ouverts à la diversité des opérateurs.

En 1984, l'Etat avait un plan câble, mais créait de nouvelles chaînes hertziennes, en payant ou en gratuit. Avec les conséquences que l'on connaît.

Vingt ans après l'Etat réfléchit au très haut débit, mais continue à promouvoir l'hertzien, numérisé, en payant ou en gratuit.

La convergence est l'économie des réseaux de demain, mais on met en avant un réseau qui ne sait que diffuser de la télévision. Le développement de la TNT ne contribue pas au passage aux réseaux très haut débit de demain et mobilise le hertzien pour de la réception fixe, alors que les usages mobiles explosent, et que le spectre disponible est rare.

De l'avantage d'être en retard

On ne souligne pas assez que les leçons tirées des démarrages chaotiques, en particulier en Grande-Bretagne, ont permis d'éviter beaucoup de problèmes en France du côté de la réception. C'est tout à fait déterminant pour conforter l'image "qualitative" associée traditionnellement au numérique. Autre avantage du retard français : le prix des adaptateurs a bénéficié des effets d'échelle de nos voisins, et favorise grandement la montée en charge.

Ces facteurs contribuent grandement à un lancement réussi.

Un début de montée en charge supérieur aux prévisions

Le nombre d'adaptateurs TNT vendu en 2005 dépasse le million initialement prévu. Ce à quoi on peut rajouter quelques dizaines de milliers de téléviseurs intégrés, et les boitiers mixtes de Canal +, permettant de recevoir la déclinaison numérique de la chaîne ou de Canal Sat. Au total, soit environ 1 200 000 téléviseurs équipés.

On peut y rajouter, avec précautions, certains périphériques permettant de recevoir la TNT sur ordinateurs (plus de 100 000), et les coffrets de Neuf Cegetel qui font aussi office d'adaptateurs. Cependant il ne s'agit pas là, pour une grande partie, d'équipements entraînant un usage régulier de la télévision, donc une audience importante.

En additionnant tous ces chiffres, les promoteurs de la TNT estiment que la pénétration des foyers atteint 10% à l'issue de cette première année. C'est oublier que les foyers sont multi-équipés (a fortiori, les primo-accédants à la TNT sont plus équipés que la moyenne). Plus de la moitié de la population a un deuxième poste tv et un ordinateur. Certaines offres sont d'ailleurs packagées : un adaptateur double tuner pour le poste principal, plus un simple tuner pour le poste secondaire. Pour toutes ces raisons, le nombre d'équipements vendus ne permet pas encore de toucher 10% de l'audience tv, et ce sur la moitié de la population française aujourd'hui initialisée.

Ce taux d'environ 10%, atteint en 9 mois, est assez comparable avec ce qui était constaté lors de l'ouverture des réseaux câblés ; cette numérisation est aussi moins rapide que le passage du bas au haut débit. Mais le taux d'équipement en TNT devrait au moins doubler en 2006, avec la poursuite de la baisse des coûts des adaptateurs, l'intégration accentuée dans les téléviseurs et la numérisation des abonnés du quasi monopole Canal+/CanalSat/TPS.

Le ratage de l'interactivité

L'interactivité a été un des grands objectifs annoncés de la numérisation. C'est aujourd'hui un échec total : le CSA a réservé la numérotation de canaux au delà de 50 à ces services, mais il n'y en a aucun. La cause est à rechercher en amont : faute de prise de décision sur les normes, les adaptateurs n'ont aucune obligation de comporter ces fonctionnalités communes. Aujourd'hui, le premier million d'équipements vendu ne permet pas d'offrir ces services. Plusieurs dizaines d'euros pour une zapette, ça reste un peu cher ! Mais surtout, cela dissuade tout fournisseur de service de se lancer... sauf sur la télévision payante. Comme il n'y aura qu'un acteur, nul doute qu'il saura quelle norme employer dans ses décodeurs.

Le scandale de la télévision locale

Il faut le rappeler : il existait au moins une fréquence analogique sur chacune des grandes agglomérations, qui aurait permis de créer autant de télévisions locales. Un travail en syndication publicitaire aurait alors permis de conforter l'économie de chacun, et de l'ensemble, en aidant du même coup des projets dans des territoires moins denses.

Mais la planification des fréquences a donné la priorité à la TNT. Qu'importe, disaient ses promoteurs, puisque la TNT va permettre de multiplier le nombre de chaînes locales !

En octobre 2000, le Conseil avait pris plusieurs décisions relatives à l'aménagement du spectre hertzien :

  • n°15 « Le CSA rappelle l'importance qu'il attache au développement de la télévision numérique de proximité. Il étudiera, zone par zone, les solutions d'architecture du réseau et de sites d'émission les plus adaptés pour remplir cet objectif auquel une partie significative de la ressource sera spécifiquement dédiée ».
  • n°20 (...) "Dès lors il peut être à ce jour envisagé un lancement effectif des programmes sur le nouveau réseau avant la fin de l'année 2002, avec une couverture potentielle de l'ordre de 70% de la population."

Cinq ans après cette décision, dix mois après le démarrage effectif des émissions, où est cette partie significative dédiée ? A l'étude... Quant à l'économie, c'est un coup dur du côté de la syndication publicitaire. Entre temps, 15 chaînes gratuites supplémentaires viennent sur ce marché. Et dès 2007, tout le monde pourra faire de la publicité pour la distribution.

L'inconnue de l'audience... et de la diversité des acteurs

Aujourd'hui le PAF français est scindé en deux. D'un côté 6 chaînes hertziennes analogiques ; de l'autre, 104 chaînes nationales du câble et du satellite et 115 chaînes locales qui font ensemble un peu plus de 10 % de l'audience (chiffres 2004). Et encore les trois quarts de ces chaînes nationales de complément sont éditées par les acteurs de la télévision payante en voie de fusion... Inutile de dire que cette inégalité est encore plus forte en termes de ressources, et que l'acquisition des droits audiovisuels (fiction, sport, événements...) est concentrée dans quelques mains.

L'un des paris de la TNT c'est d'aboutir à un paysage moins caricatural, en faisant apparaître quelques poids moyens aux côtés des poids lourds.

Les chaînes de la TNT se sont diffusées en premier lieu sur les 7 millions d'abonnés existants du satellite, du câble et de l'adsl. En fin 2005, la TNT a permis d'y rajouter... un peu plus de 1 million. Pas de quoi se lancer dans l'acquisition de programmes de haute volée...

Résultat, selon Mediamétrie (chiffres entre le 12 et le 18 décembre 2005), les 6 chaînes analogiques ont gardé 87,7% de l'audience.

Avec ces chiffres, les chaînes spécifiques de la TNT ne veulent ni ne peuvent se payer des mesures d'audience. Ce qui ne les aide pas à convaincre les annonceurs.

En 2006, l'audience potentielle va gagner plusieurs millions de foyers qui vont s'équiper. Mais en parallèle, la fusion oligopolistique dans la télévision payante va peser encore plus sur l'acquisition des droits audiovisuels. Des regroupements de chaînes entre ces opérateurs dominant vont s'opérer, qui leur donneront plus de poids et de visibilité. De plus, il y a un risque de verrouillage par ce distributeur dominant, qui pourrait privilégier les chaînes de l'oligopole dans la promotion, la numérotation etc. L'économie des chaînes « alternatives » ne va pas vraiment s'améliorer...

Diversité et qualité des programmes, un pari impossible ?

Avec la TNT à la française, il a clairement été recherché de prolonger dans le temps la prééminence de l'hertzien. Certains acteurs économiques y ont poussé. D'autres y ont vu la manière de préserver notre exception culturelle : là au moins, contrairement au satellite ou au câble, le CSA porte l'intérêt public. Il sélectionne les projets, compose un PAF harmonieux, pluraliste, porteur d'ambitions en termes de production.

D'aussi importantes ambitions ne peuvent être jugées à la qualité des programmes proposés au bout de seulement quelques mois de fonctionnement de la TNT. Mais qui veut faire des paris sur le mieux-disant culturel qui sera apporté par W9, NRJ 12, TMC, Direct 8, Europe 2 TV ou NT1 ? Quant à la place du secteur public national, au lieu de détenir trois fréquences en clair sur cinq, il n'a plus qu'un multiplex sur cinq, faute de financements.

Il y a par contre tout lieu de parier que, de modification législative en attributions nouvelles des fréquences, on trouvera bientôt en haute définition sur la TNT les chaînes bénéficiant aujourd'hui d'autorisations analogiques, histoire de maintenir plusieurs longueurs d'avance sur leurs concurrents, s'il en reste.

En effet la diversité des éditeurs de télévision gratuite nouveaux entrants n'est pas assurée, vu la fragilité économique du dispositif, sauf sur des thèmes de niche comme la musique (ou plutôt, une partie de la musique). Quant à la télévision payante, l'exception française de l'analogique (affectation d'une ressource publique à une seule entité privée pour une chaîne cryptée) aura été transposée en numérique, avec un seul distributeur !

Revenir vers les grands objectifs

Numériser l'hertzien est une bonne chose, même si la voie choisie n'est pas la meilleure, et il n'est pas question de faire machine arrière. Mais de nombreuses décisions sont encore à prendre si l'on veut revenir un tant soit peu vers les grands objectifs initiaux :

  • la fusion CanalSat/TPS ne doit pas instaurer un monopole de la télévision payante sur la TNT, en plus de l'analogique et du satellite. Il faut réexaminer les attributions, et prendre des mesures pour développer les éditeurs et les distributeurs indépendants
  • il faut réserver l'équivalent d'un multiplex pour la télévision de proximité, comme prévu par le CSA en 1999, et lancer vite les procédures d'attribution. Ceci nécessite de recomposer les multiplex, puisque le R5 n'est pas partout adapté à cet usage
  • il faut privilégier le mobile, adapté au hertzien terrestre, pour la bande passante de la TNT à affecter, plutôt que la haute définition, qui trouve mieux sa place sur le filaire.