Feuille de route Décennie numérique 2024-2030 : entre trajectoires intéressantes, déviations surprises et impasses Mars 2024
"Décennie numérique" est un programme européen datant de 2021. Il vise à dessiner pour chaque Etat membre un programme d’actions à l'horizon 2030 pour atteindre les objectifs communs en matière de compétences de la population (amélioration des formations et compétences dans les métiers du numérique, inclusion numérique), de transformation numérique des entreprises, de transformation numérique des services publics et de déploiements des infrastructures numériques sûres et durables.
Chaque Etat membre doit faire un "bilan/perspectives" tous les deux ans des actions conduites en vue de ces objectifs communs. C'est ce premier bilan que vient de faire l'Etat français en publiant sa feuille de route pour la décennie numérique.
- Bilan en chambre
Un tel travail est d'autant plus intéressant à découvrir qu'il a été réalisé en chambre, sans associer les autres acteurs de la transformation numérique de notre pays que sont les collectivités territoriales et la filière numérique. C'est donc la vision propre à l'Etat français que nous espérions découvrir pour la première fois depuis le plan de relance en 2020.
Dans les grandes lignes, cette vision pourrait se résumer à un satisfecit sur les infrastructures fixes et mobiles ("on a un avantage sur le restant de l'Europe, il faut juste le conserver") et une poursuite du rattrapage sur le reste. Mais dans le détail, on a essentiellement une liste plutôt détaillée des actions déjà menées par l'Etat, étant ici précisé que les actions dites "nouvelles" sont en fait déjà en place depuis parfois deux ans. S'agissant des perspectives pour 2030, en revanche, le document reste bien trop avare en informations et actions nouvelles, et sans vision stratégique. Loin d'être une vision partagée par l'écosystème du numérique dans son ensemble, ce document reste avant tout un point d'étape instructif des différentes actions numériques du gouvernement.
- Infrastructures numériques : attention à ce que les premiers ne soient pas les derniers
Oui, la France est bien dans le peloton de tête européen s'agissant de la fibre optique. Plus impressionnant encore est la progression rapide qui nous a fait passer, grâce au Plan France THD, des derniers de la classe avant 2013 aux premiers de cordée aujourd'hui. Mais nous sommes passés, même sur ce sujet exemplaire, d'un Etat stratège qui se donne les moyens de ses ambitions à un Etat qui communique d'un côté sur le 100% FttH à fin 2025, mais donne tous les signes d'un renoncement à cet objectif qui était pourtant encore à portée en début de mandature. Réduction des crédits budgétaires pour les collectivités porteuses de réseaux publics FttH, abandon de l'objectif 100% FttH à l'horizon 2022 et même à l'horizon 2025 en zone AMII, fixation d'un objectif non contraignant de 96% de raccordables à la fibre fin 2025 pour les 106 communes les plus denses du territoire...
A noter également l'absence de proposition sur la qualité des raccordements et les dégats qu'ils continuent d'occasionner aux réseaux et à l'image dégradée renvoyée aux Français sur ce qui reste pourtant une réussite. Rien non plus s'agissant de la résolution des problématiques des raccordements complexes. Rien enfin sur l'aide aux travaux en partie privative pour les Françaises et Français qui devront passer obligatoirement à la fibre du fait de la fermeture du réseau cuivre d'ici 2030 ; pourtant, une mission interne à Bercy travaille spécifiquement sur ce sujet...
S'agissant du mobile, nous ne sommes guère plus avancés. Nous continuons de vivre pour l'essentiel sur les effets attendus du New Deal de 2018. Plus étonnant en revanche : la fixation d'un objectif de 99,6% de population « en bonne couverture » d’ici fin 2029. Objectif nouveau qui ne figurait pas dans les ambitions du New Deal mobile. Serait-ce donc cela, la généralisation de la 4G de bonne qualité ? Si oui, il fallait le dire dès 2018, car ce n'était pas le discours de l'Etat alors... Quant à la 5G, toujours faute de donner des perspectives pour les années à venir, le bilan publié par l'Etat ne donne aucune information sur l'attribution des fréquences pour la "vraie" 5G (5G stand alone).
- Transformation numérique des entreprises : ce n'est plus un rattrapage qu'il faut viser, mais un choc de transformation
A date, il n'y a toujours que deux actions qui ont fait progresser de manière tangible la transformation numérique des entreprises : les RIP dits de première génération (RIP 1G) et les confinements liés au Covid. Si les premiers ont eu des effets positifs évidents et mesurés par l'Arcep, ces effets sont restés cantonnés aux périmètres des seuls collectivités ayant porté de tels projets. Quant aux confinements, personne de sensé ne peut souhaiter espérer que cela se réitère...
Toutes les autres leviers, que ce soit au travers de l'évolution de la réglementation Arcep ou des rares initiatives de communication nationale, n'ont pas porté les fruits escomptés. Le marché professionnel des télécoms reste verrouillé et cette spécificité française ne bougera pas sans un choc de transformation, un renversement de table. Or non seulement on n'en prend pas le chemin, à la lecture des nouvelles règles adoptées par l'Arcep pour le présent cycle de régulation. Mais le choix opéré vers le "toujours plus de dérégulation" enterre tout espoir de voir les choses évoluer positivement. On peut d'ores et déjà pronostiquer un échec pour 2030 si l'on continue de s'en tenir aux seules déclarations de bonnes intentions...
- Inclusion numérique : l'effet de levier du plan de relance a un impact réel, mais quid de la durabilité ?
L'Etat a tout à fait raison de se féliciter des initiatives prises lors du plan de relance en matière d'inclusion numérique. La France s'est ainsi dotée des outils nécessaires pour agir fortement sur l'acculturation au numérique des Français éloignés de ces nouveaux outils et usages. De même, les associations d'élus ont apprécié d'avoir pu co-construire en 2023 avec l'Etat la nouvelle feuille de route de la stratégie nationale d’inclusion numérique « France numérique ensemble » (FNE). Rien à redire quant aux objectifs très ambitieux et l'établissement des bases d’une coordination locale de l’inclusion numérique plus efficiente au plus proche du citoyen. L'objectif européen à fin 2030 est donc atteignable.
Problème : comme soulevé par l'ensemble des associations d'élus à l'été 2023, réunies au travers de "La Belle Alliance", cette feuille de route doit être financée dans la durée. Or avant même le "coup de rabot" opéré par l'Etat en février dernier, les moyens n'étaient clairement pas réunis ne serait-ce que pour 2024. Aussi, si la stratégie est claire et les moyens en théorie adaptés et efficaces pour atteindre l'ambition européenne à fin 2030, en pratique, les moyens financiers ne sont vraiment pas dimensionnés pour y parvenir.
- C'est bien joli de critiquer, mais vous proposez quoi au juste à l'Avicca ?
Avec InfraNum, fédération professionnelle qui fédère l'ensemble des acteurs privés de la filière du numérique, nous travaillons sur un ensemble de projets d'actions autour d'une seule et même ambition : France Numérique 2030. Cette ambition n'est pas virtuelle, et s'appuie sur des publications déjà partagées par l'Avicca depuis des mois voire des années (ici ou là ou encore là et ici). Rendez-vous au TRIP de printemps pour découvrir le travail réalisé et porteur d'une véritable ambition pour la transformation réussie de la France à l'horizon 2030 !